« Adolescente, je n’ai jamais imaginé embrasser une carrière scientifique. Elève intéressée avec une scolarité facile, j’imaginais au lycée, comme beaucoup de jeunes filles de mon âge, m’engager dans le travail social ou la psychologie. Le baccalauréat approchant, je ne parvenais pas à me fixer. C’est en écrivant sur une feuille les quatre activités que j’aimais le plus que j’ai trouvé mon métier : maître de conférences en sociologie. Ces trois activités, je m’en souviens encore, c’était lire, écrire, voyager et parler avec des étrangers de leur vie ordinaire. Je ne savais pas bien ce que le titre de maître de conférences voulait dire mais cela avait l’air de vouloir dire parler en public de quelque chose de sérieux et cela me plaisait vraiment.
Je me suis inscrite en première année de sociologie et je me souviens aussi de ce premier cours de sociologie générale, où notre enseignante a annoncé devant un amphithéâtre de 150 étudiants perdus, que celles et ceux qui étaient venus là pour trouver un métier avaient fait fausse route ! Il faut dire qu’à la fin de la première année, 25% de la promotion, plutôt féminine soit dit en passant, se réorientait dans des formations d’éducateur ou d’assistante sociale, un autre quart abandonnait…
Mon bonheur : les sciences humaines
Mais moi, dès les premiers cours, j’ai été passionnée. Je l’ai vécu un peu comme une rencontre amoureuse, dévorant mon temps libre, des émotions chevillées au corps en lisant Bachelard, Leroi-Gourhan, puis Bourdieu, Goffmann… J’avais rêvé de fêtes étudiantes mais mon bonheur se trouvait dans la vieille bibliothèque universitaire, 4e étage section sciences humaines… Sciences humaines quel programme ! Je crois que j’ai compris la nature de mon attachement quand j’ai réalisé que je n’arrivais pas à m’arracher des énormes volumes papier de Francis, l’index des publications scientifiques édité annuellement par le CNRS, l’ancêtre de Scholar. On dit beaucoup de Scholar, de la manière dont on peut s’y perdre. Je me perdais déjà dans Francis, la digitalisation a peut-être juste légèrement aggravé ma boulimie.
Je suis donc allée jusqu’en thèse avec évidence. Après une maîtrise sur les sociétés Pygmées de République Centrafricaine, j’ai dû renoncer à une carrière Africaniste pour des raisons de santé d’abord. Et puis, je me suis retrouvée vraiment confrontée à la problématique d’être une femme en recherche : l’anthropologie africaine cela voulait dire passer ma vie sur le terrain, venant de rencontrer celui qui est devenu mon mari, la question de la conciliation vie privée/vie de travail s’est posée pour la première fois.
J’ai opté alors pour une thèse sur le métier de chauffeur-livreur, j’ai connu comme beaucoup d’entre nous les angoisses de l’autonomie scientifique, les doutes sur les compétences. Venant d’un milieu social totalement étranger à la recherche, j’ai avancé en constante incertitude, construisant souvent seule progressivement mes repères. Doctorante, j’ai commencé à découvrir le monde de la recherche sous une autre facette : les écoles de pensée, les jeux d’influence, mais aussi les échanges à n’en plus finir qui nous faisaient passer pour des extra-terrestres aux yeux de notre entourage. Et puis j’ai eu la chance de commencer à enseigner à l’université et à gouter au plaisir de transmettre.
Recrutée comme maître de conférences à Grenoble INP - Génie Industriel, mes premières années ont été comme pour beaucoup compliquées. L’investissement à 200% dans mes derniers mois de thèse m’avaient à peine préparée à ces premières années à élaborer un cours la veille pour le lendemain, à sauter dans les trains pour assister à des réunions plus courtes que le voyage. J’ai alors découvert que mon meilleur ami était un ordinateur portable, qu’un bon sac à dos était un investissement indispensable. La frontière vie privée/vie de travail avait la taille d’une feuille de cigarette exposée à un grand vent. Mais j’ai aussi découvert tout ce qui fait la vie d’équipe et à Grenoble INP – Génie industriel j’ai trouvé une famille, alors que j’essayais de fonder la mienne...
L’arrivée de mes enfants n’a pas tant que cela changé les choses. Je crois qu’ils se sont adaptés et ont fini par trouver normale cette vie un peu dingue de leur mère. J’essaie de me rassurer en me disant que je suis là pour l’essentiel, que je suis vraiment présente quand je « décroche » pour passer du temps avec eux. La vie de famille n’est pas un long fleuve tranquille et j’ai plus d’une fois dû quitter une réunion, déplacer un cours pour être présente quand mes enfants avaient besoin de moi. Les gens qui m’ont entourée professionnellement ont toujours montré une grande bienveillance à cet égard. Mais reconnaissons que travaillant d’abord pour nourrir notre passion puis parce que nous nous engageons auprès de collègues, il nous est souvent bien difficile de poser nous-mêmes nos limites.
Travaillant actuellement sur la crise de la COVID-19, je suis plus que jamais absorbée. Avant-hier, ma fille de 10 ans, constatant que j’avais encore travaillé tout le week-end, m’a déclaré : « ce n’est pas un métier en fait, c’est ta vie ». Mais je sais aussi qu’il lui arrive de dire qu’elle aimerait faire le même travail que maman… Au final, ce que j’essaie de dire à mes enfants, c’est que j’ai une chance incroyable d’aimer ce que je fais et que je leur en souhaite autant, quelle que soit leur orientation scolaire. »
* Céline Cholez mène jusqu’en mai 2021 une enquête comparative à l’échelle internationale sur les solutions basées sur le téléphone portable pour lutter contre la pandémie de la Covid-19.
** CNRS, UGA, Science Po Grenoble - UGA